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Les plantes bénéficient d’une double mobilité.
L'une passive d'abord, qu'elles tiennent du vent; c'est lui qui fait se balancer les branches du chêne et voler dans l'air, comme de jolis papillons blancs, au bout de hampes presque invisibles, les fleurs de la campanule ou celles du Gaura (1). Une savane, un champ de blé, si le vent souffle, deviennent aussi mobiles que la surface de la mer.
Mais cela n'est rien à côté de l'autre mobilité des plantes, qu'elles dérobent à nos yeux en utilisant un tempo qui ne nous est pas familier.
C'est un zoologiste, mon ami Mark Moffett, de l'université Harvard, qui a le mieux mis en évidence la mobilité que les plantes doivent à leur croissance.
Il ne m'en voudra pas de le plagier.
L'ÉCHELLE DE TEMPS DES PLANTES
Qu'est-ce qui bouge dans ce paysage ? Exclusivement les animaux, bien sûr. Des mélipones (2) à odeur de cire nous tournent autour des oreilles, puis on voit passer un morpho (3), tandis qu'au sol les sangsues nous ont localisés et, hésitantes, dressées sur leur ventouse arrière, elles commencent à ramper vers nous. Avec un peu de patience, nous verrons passer les gibbons. Pendant ce temps, les plantes semblent complètement immobiles. Et pourtant, en s'appliquant, il est possible de voir la croissance spirale d'une liane vigoureuse, dont la vitesse est celle de la grande aiguille d'une horloge.
Les animaux sont maintenant trop rapides pour être perçus avec netteté, alors que les mouvements des plantes, qui sont en réalité des croissances, deviennent évidents ; c'est à vue d'śil que les tiges poussent vers le ciel, que les jeunes feuilles s'ouvrent, que les lianes s'enroulent ou que les racines du figuier étrangleur s'allongent en direction du sol. Mais tout cela reste encore assez paisible.
Multiplions encore par cent la vitesse de l'écoulement du temps. Une minute d'observation correspond alors à un peu plus de huit jours.
La transformation est spectaculaire ; les animaux ont pratiquement disparu ou ne sont plus perceptibles que sous la forme de brefs scintillements. Ce qui bouge, maintenant, ce sont les plantes, dans leur croissance végétative. On perçoit aisément la vigueur avec laquelle elles s'élancent vers la lumière de la canopée et on perçoit aussi la compétition qui les oppose les unes aux autres. On voit nettement les racines du figuier étrangleur se souder en réseau et se refermer lentement sur l'arbre support. Tandis que la croissance devient ainsi une vaste source de mouvements majestueux, les fleurs et les fruits évoluent trop vite pour être perçus autrement que sous la forme d'éclairs de couleur : la sexualité des plantes partage l'échelle de temps des animaux.
Encore une accélération par cent, de sorte que notre minute d'observation couvre maintenant plus de deux ans.
Les animaux ont totalement disparu, effacés par leur mobilité. Quant au mouvement des plantes, s'il reste assez calme dans l'ombre du sous-bois, il perd de sa majesté dans les strates hautes, les plus éclairées, où il tend à devenir quelque peu Génétique. Les lianes se battent en une sorte féroce fourmillement, s'affaissant, puis repartant vers le haut comme des flèches. Au brusque élancement des branches maîtresses des grands arbres vers le ciel correspond le hâtif et inexorable enfouissement du tronc du support sous le réseau des racines du figuier étrangleur.
Encore une accélération et notre minute devient deux siècles.
A son tour, le mouvement des plantes se fait trop rapide pour être clairement perçu, mais on observe alors l'écologie de la forêt en action. Le figuier étrangle son support et s'effondre ; partout, de jeunes arbres atteignent la canopée, y explosent comme des feux d'artifice en couronnes de branches maîtresses, puis s'effondrent à leur tour, formant des chablis qu'envahissent rapidement les arbres pionniers et les lianes. En trois minutes, ces chablis se cicatrisent, et d'autres arbres tombent, entretenant dans la forêt une structure en mosaïque.
Dire que les plantes sont immobiles procède d'un anthropocentrisme qui nous empêche de voir au-delà de notre échelle de temps habituelle. C'est aussi bête que l'histoire des pucerons : " De mémoire de puceron, disent les pucerons, on n'a jamais vu mourir un jardinier. Tout le monde sait cela, un jardinier, c'est immortel. "
(1) Genre ( ?) de plantes herbacées appartenant à la famille des onagracés (650 espèces, dont les fuschias) de l’ordre des myrtales (myrte, clou de girofle, eucalyptus… ) : apparemment 57 espèces ou taxons ( ?) dans la liste française des plantes. (cf …)
(2) Espèce d’abeille tropicale du genre méliponidé à aiguillon atrophié mais à mandibules renforcées différenciant peu les conditions d’élevage des ouvrières par rapport aux futures reines et futurs mâles.
(3) Papillon d’Amérique du Sud aux ailes bleu
métallique (Nymphalidés ?)